L’« être » chez al-Hallâj
L’« être » chez al-Hallâj
Parler
au sujet de l’être dans le soufisme induit un questionnement multiple. En étudiant les courants
soufis, nous rencontrons plusieurs manières de comprendre le concept de
l’« être ».
La notion littéraire et philosophique de l’« être »
n’est pas utilisée, chez les soufis, moins encore forgée et développée. En
revanche, ils ont utilisé des termes théologiques et spirituels tels que :
Dieu, homme, vivant, amoureux, etc.
Dans le
soufisme, il y a plusieurs visions de l’existence. De grands soufis comme al-Gazalî ou Hasan al-Basrî ont conformé
leur vision de Dieu, de l’homme et de l’univers à la vision orthodoxe de
l’islam, tout en respectant l’orthodoxie sunnite musulmane.
La
familiarisation avec des concepts philosophiques, comme celui de
l’« être » a conduit les poètes et les écrivains, entre autres les
soufis, à de nouveaux courants de pensée.
A mon
avis, une influence, très forte et très efficace sur le soufisme, vient de la
littérature philosophique grecque et des écritures théologiques et
philosophiques chrétiennes.
Etudions
maintenant une figure soufi célèbre, qui résume une vision inédite :
al-Hallaj. C’est soufi moniste ou
panthéiste. Il est clair qu’il est inspiré, à son insu, par le philosophe grec
Plotin avec sa notion du « UN ».
Le
monisme, dérivé du grec monos ou unique, se situe parmi les systèmes
philosophiques qui entendent expliquer l’univers selon lequel tout est
un : tout est dieu, dieu est tout. Le panthéisme est l’expression la plus
claire et la plus entière du monisme.
Al-Hallâj
est né vers 857 en Iran. Son grand-père
était un zoroastrien.
Son père vint travailler dans la ville de Wasit et se lança dans le commerce de
la laine. Son nom al-Hallâj signifie : le cardeur de laine.
Dès son enfance, il était attiré par
l’ascétisme, il fréquenta des maîtres soufis comme Sahl at-Tustari, son premier maître, et Abu al-Qasim al-Junayd alors
hautement respectés.
Il épousa la fille du maître soufi Abu
Ya‘qub al-Aqta‘.
Al-Hallaj devint prédicateur en Iran,
puis en Inde et jusqu’aux frontières de la Chine. Rentré à Bagdad, la grande cité politique et
culturelle des Abbasides, il était
suspecté aussi bien par les sunnites que par les chiites pour ses idées
mystiques extrêmes.
Paradoxalement il devint célèbre et aimé par
la foule de cette ville. Il fut choisi par plusieurs disciples comme maître
spirituel et connu suite à des actions surnaturelles.
Par sa liberté de pensée, il fut considéré comme
impie. Il fut accusé politiquement
d’avoir participé à la rébellion des Zinj[1] (les noirs), mais sa condamnation proprement dite
résulta principalement d'une accusation d’impiété. Il fut condamné à mort,
supplicié et crucifié à Bagdad le 27 mars 922. C’était déjà
l’inquisition !
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Dans
l’étude des textes halajiens nous trouvons al-Halâj reste fidèle aux termes
théologiques musulmans. Il n’a pas utilisé le vocabulaire philosophique pour
montrer la vérité de son expérience soufi. Au contraire de quelques
contemporains philosophes particulièrement al-Fârâbî et Avicenne qui se sont de
la philosophie pour parler de leur expérience et ses réflexions. Par contre
al-Hallâj a choisi les terme théologiques de son époque pour développer ses idées
et ses réflexions.
Dieu ou l’Être chez al-Hallâj :
« Nul ne comprend Dieu, sinon celui pour qui Il
se rend compréhensible. Nul n’affirme vraiment que Dieu est unique, s’Il ne
fait Lui-même. Nul ne croit en Lui, s’Il ne lui donne pas de croire. Nul ne
parle des attributs divins, si Dieu ne rayonne pas dans le fond de son
cœur. »[2]
Cette citation, en quelques mots, nous donne déjà des
lumière pour affirmer que al-Hallâj reste fidèle aux termes théologiques de la
foi islamique. La divinité est toujours pour lui concentrée par le terme Allah
ou Dieu.
Ce discours est reçu avec grande bienveillance par ses
disciples.
Qui est Allah pour lui ?
Pour al-Hallâj, comme pour tout musulman, il n’existe qu’un seul Dieu pour tous les hommes. Il
est le Clément, le Miséricordieux.
L’islam rejette toute représentation de
Dieu sous toute forme, quelle qu’elle soit forme humaine ou autre. Il a créé
tous les êtres humains.
Chez al-Hallâj Dieu est aussi l’Être suprême, l’Être transcendant. Il est l’Être unique, le seul
Réel. Il déborde, ou yachdah en arabe, en utilisant des termes théologiques
chrétiens comme : Dieu est amour.
Pour al-Hallâj :
« Dieu est amour, ou plus
exactement, l’amour (mahabba) est « l’essence de l’essence de Dieu. Dans
une célèbre méditation, al-Hallâj décrit Dieu dans son éternité, se contemple
lui-même dans ses attributs, selon un rythme ternaire emprunté aux philosophes
grecs (l’acte, l’agent et l’agi). Il choisit, parmi ces attributs celui qui lui
est le plus essentiel, l’amour, et finalement décide de rendre visible cet
attribut de l’amour en créant l’homme :
« Dieu, dans sa pré-éternité,
était Unique. Nul n’était avec Lui. En Lui-même, Il contemplait tous ses
attributs invisibles. Il connaissait toute sa science, sa puissance, son amour,
sa prudence… et tous les attributs de ces figures se trouvant en son essence,
car ils sont son essence. Alors, par une idée, par toutes ses idées en Lui. Il
discourait, conversait, acclamait…
« Et tandis qu’en Lui-même Il
s’entretenait, en toute son essence, avec l’essence de son essence, c’est par
son idée, par toutes ses idées qu’il contemplait. Et cette idée, c’était
l’Amour dans l’esseulement (al-mahabba bi-l-infirâd) de tout ce que nous avons
énuméré, tout le long du temps qu’il passait à converser et à discourir. Alors,
il contemplait ses attributs un par un, deux par deux, trois par trois, quatre
par quatre, et ainsi de suite jusqu’à arriver à la perfection. Alors, en
Lui-même, il contemplait, par l’attribut Amour, en totalité de l’attribut
Amour. Car, en Son essence, l’amour est l’essence de l’essence (fî dhati-hi dât
dâti-hi) (في
ذاته ذات ذاته) , il est pour lui ses attributs,
en toutes Ses idées… (Dieu cotemple tous les autres attributs par l’attribut de
l’amour). »
Cette
méditation peut se déployer en plusieurs idées maîtresse : Dieu est si
unique qu’Il est l’essence de l’essence ; Il est si unique qu’Il est seul,
Il ne peut que se contempler Lui-même, Il ne peut que regarder ses attributs,
un à un, l’attribut qui embrasse tous les autres est l’amour. Dieu est l’Être
le plus concentré, Il est l’essence de l’essence. Pouvons-nous penser que les créatures issues
de Lui.
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Kebir M. Ammi
Évocation de Hallaj.
Martyr mystique de l'islam
P. Roger Michel, c.ss.r.
Paris, Presses de la
Renaissance, 2003. - (13x20), 196 p., 18,00 €.
Esprit et Vie n°99 - février 2004 - 2e quinzaine, p. 24-25.
Ce livre m'a enchanté. Avec la
richesse de plume que l'on connaît à l'auteur, Algéro-marocain, la vie et la
mort de Hallaj sont évoquées de manière poignante et pertinente. On devine
l'érudition de l'auteur derrière le style poétique de l'ouvrage composé de
vingt-six petits tableaux.
On sait que Hallaj, un des grands
soufis connus en Occident grâce à Louis Massignon, prétendait à l'union avec
Dieu. Nombreux sont ceux qui l'écoutent, mais ses propos dérangent. Lorsqu'il
déclare, en une locution théopathique célèbre : Ana l-Haqq
(« Je suis la vérité »), il est victime d'une fatwa, condamné,
à l'issue d'un procès autant politique que religieux, à mourir sur le gibet. Il
pardonne à ses bourreaux et meurt décapité en 922, trois siècles après l'Hégire
du prophète de l'islam.
Hallaj avait atteint un des
sommets de la mystique musulmane, franchissant les limites tracées par
l'orthodoxie des Ulémas. Ceux-ci insistaient sur la dissemblance de Dieu par
rapport à ses créatures. Penser le juste rapport entre le croyant et son
Seigneur a toujours été le problème posé à l'islam par le soufisme. Le drame de
Hallaj marque un tournant dans l'histoire du soufisme et un grand penseur tel
que Ghazali (mort en 1111) s'emploiera à réconcilier le courant mystique avec
l'orthodoxie islamique, en indiquant les limites à ne pas franchir.
Cette évocation de Hallaj, martyr
mystique de l'islam, est étonnamment moderne, car elle met en avant le concept
de liberté et la notion d'individu comme fondement de la vie et de la
prédication du grand soufi :
« Hallaj est mort de trop de
liberté.
Voilà le maître mot. Liberté…
Hallaj est mort d'avoir osé se
séparer de la communauté Pour prier à sa façon. D'avoir osé montrer une autre
façon d'adorer Dieu. Un chemin pour accéder à Lui. Pour se tenir en permanence
en Son intimité » (p. 13).
Une évocation audacieuse par les
temps qui courent !
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Meilleure réponse - Choisie par le demandeur
Plusieurs
choses:
1) Al-Hallâj et les autres grands maîtres (Rûmî par exemple) sont suivis par
les vrais musulmans, c'est-à-dire par les soufis.
2) Les soufis ne sont pas minoritaires dans le monde musulman, du moins jusqu'au
développement récent de l'interprétation islamiste qui fait des ravages dans
les pays musulmans. Le soufisme n'est pas simplement une branche de l'Islam;
c'est le noyau, le coeur, la vérité de l'Islam. Sans le soufisme, l'Islam n'est
qu'une idéologie pour débiles mentaux.
3) Pour répondre plus spécifiquement à ta question: Al-Hallâj n'a pas créé de
confrérie. On ne peut donc dire, à proprement parler, qu'il soit à l'origine
d'un enseignement. Mais tous les soufis, toutes les confréries soufies, le reconnaissent
comme un maître et s'en inspirent.
4) Al-Hallâj n'est pas le seul musulman à avoir compris l'Amour universel. Je
te conseille vivement la lecture d'Ibn 'Arabî, le plus grand penseur de
l'Islam, puisque ça t'intéresse.
5) Il est à noter qu'Al-Hallâj est un saint de type "christique"
comme le dit Ibn 'Arabî. Cela ne remet nullement en cause sa grandeur. Cela
signifie simplement que son rapport à Dieu présente beaucoup de similitudes
avec celui que les Chrétiens entretiennent avec Dieu. Ce n'est pas par hasard
si Louis Massignon, qui a consacré toute sa vie à l'étude d'Al-Hallâj, a fini
prêtre. La tonalité christique de la doctrine hallajienne le touchait plus
intimement (puisqu'il était chrétien) que la tonalité muhammadienne de
l'enseignement d'Ibn 'Arabî. Encore une fois, dire qu'un tel est un saint
christique et que tel autre est un saint "davidien" ou
"muhammadien" n'implique aucun jugement de valeur. Cela met
simplement en évidence sa sensibilité particulère et personnelle qui le
rapproche de tel prophète plutôt que de tel autre.
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HALLÂJ POÈTE
Pierre Rocalve
[1] - La
rébellion des Zinj ou des Zanj est une
révolte d’esclaves noirs contre le pouvoir des Abbassides entre 869 et 883 dans
le sud de l’Irak, dans la région de Bassorah.
[2] Al-Hallâj, Passion, p. 547, traduction modifiée.